Un autre billet est publié "en doublé" sur ce sujet sur La Boîte à Images... Etonnante en effet, cette série à double entrée réalisée par Mario Sorrenti pour YSL Rive Gauche en 1998.
Chaque image fonctionne comme la citation d'un tableau célèbre, qu'elle appelle très directement, et qu'elle recadre, recolorise, modifie par un jeu d'inversion des rôles, de substitution ou de rajout d'un protagoniste. Les tableaux cités ont pour point commun leur célébrité, et cette grande notoriété les convoque immédiatement dans l'esprit du spectateur. Mais ils sont très diversifiés : le travail du photographe est de créer l'unité de la série, ce qui l'oblige à se fixer ses propres contraintes, donc à transformer l'image "d'origine", d'où le jeu de substitutions ou de rajouts, de recadrage et de choix des dominantes de couleurs. Cela pour suivre la contrainte "de base" de la série, propre au travail publicitaire : interpréter et rendre l'image de la marque. Il y a un travail d'imitation : mais ce n'est pas imitation d'un tableau en particulier, ce n'est pas l'imitation au sens de "reproduction" d'une oeuvre. C'est "l'imitation du peintre", le photographe dans la posture de celui qui, au delà du travail de commande, fait don d'une chose nouvelle qui se double d'une vie bien à elle. Intemporelle. L'image et son double, dans une traversée des références.
double de : GABRIELLE D'ESTREES ET LA DUCHESSE DE VILLARS, Ecole de Fontainebleau, +/-1594
On voit apparaître la "règle du jeu" : le tableau se dénonce dans les attitudes des personnages, scrupuleusement reproduites. Mais le code couleur change, le bleu se substituant au rouge ; l'éclairage, avec le choix d'un fond éteint, se concentre sur la chair ; un homme se substitue à la femme de droite : la femme de gauche (Kate Moss) se rhabille, son visage est de face et son regard se dirige plus directement vers nous. Le recadrage est faible, les proportions du tableau sont conservées. Pourtant le couple est radicalement transformé. Mais il n'y a pas encore totale inversion des rôles. Cette inversion s'chèvera au fil de la série.
double de : OLYMPIA, MANET, 1863
Là aussi, substitution dans les personnages, avec une revisite plus prononcée. Si les attitudes restent reproduites, il y a des déplacements dans la gestuelle, le visage de la femme en arrière-plan est rendu plus visible. La règle du "l'un habillé l'autre dénudé" fait apparaître le torse du modèle féminin photographié, les fleurs se substituent aux vêtements. Le blanc prend des tons de chair (comme les fleurs d'ailleurs, comme le pantalon de l'homme allongé), la photographie se fait plus charnelle, mais discrètement, sans érotisme. Les seins du tableau sont juste évoqués et aussitôt masqués par les fleurs dans la photographie : des fleurs qui deviennent une métaphore de la charge sensuelle du corps. La chair se fond dans ce qui habille, et c'est le vêtement qui récupère la sensualité et l'esthétique du corps. On passe de la beauté de la femme nue (tableau) à celle du vêtement, quasi féminin dans sa fluidité et son androgynie, qui couvre le corps de l'homme (photo). La sensualité est attribuée à la marque. Détail : deux oreillers sur la photo, un seul sur le tableau... à quoi vous font penser ces oreillers ? Ne sont-ils pas ces deux seins pointés, restitués à l'état de métaphore, là où le tableau les représentait explicitement ? hum... il faudra y revenir : vous verrez qu'il y a là une double référence au sein de la série, que le photographe s'amuse à dénoncer lui-même. Vous aurez remarqué que la "règle du regard de face" par le protagoniste en avant plan est suivie, celle du principe du duo aussi. Les photographies suivantes en revanche vont devoir transformer encore davantage l'image mère pour suivre les règles du jeu. Regardez :
double de : LE DEJEUNER SUR L'HERBE, MANET, 1863
Ici, pour réintégrer la référence dans la série, le photographe en a considérablement retravaillé les éléments : recadrage d'ou suppressions (la femme en arrière plan, arbres, contenu du panier, même sil s'git bien des "mêmes" fruits), minimalisation du décor et du fond. Mais la transformation s'opère par rapport à la série elle-même : il y a totale inversion des rôles masculin/féminin, le travail de rhabillage/déshabillage touche les corps en entier. I lsa passe autre chose au sein de la photo, indépendamment de la référence. Les personnages sont trois, la "règle du duo" semble violé : en fait, non, regardez bien. Le modèle en arrière plan a l'attitude d'u nreflet de l'homme de droite en avant plan, il n'y a pas de miroir mais il y a un effet de miroir ; le troisième personnage apparaît comme l'avatar du second. Autre effet notable : le visage du modèle féminin, Kate Moss : le recadrage le fait se détacher comme une icône à l'intérieur de l'image, d'autant plus que son expression introduit un mouvement dans cette image si immobile. (mouvement du sourire, demi-provocation, qui accompagne le regard porté de face). Le visage de kate Moss, icône de mode et ici habillée YSL, fonctionne comme une nouvelle référence, actuelle celle-là, au sein de la photo. La "règle du duo" est retrouvée, l'accent est mis sur le modèle habillé par la marque, modèle qui est celui dont le regard porte. Cette image est très particulière dans la série : sa référence picturale est "gommée" mais subsiste fortement pourtant du fait de sa notoriété (qui n'a dans l'oeil le déjeuner sur l'herbe ?), la marque YSL recouvre littéralement la composition, remplace les signes du tableau par ses signes vestimentaires, s'impose comme référence couplée avec la référence picturale. La photographie fait passer de la peinture à la couture, c'est un concept de haute couture qui envahit l'image, l'absorbe littéralement. Cette photo est une métonymie, elle déplace le sens et le fait porter par une de ses parties (ici le modèle habillé).
Mais quelques images me paraissent posséder moins de richesse intérieure, elles semblent des exercices de style dans la même veine :
double de : JEUNE HOMME AU BORD DE LA MER, HYPPOLITE FLANDRIN, 1836
ou encore :
double de : LES TROIS GRACES, JEAN BAPTISTE REGNAULT, 1793
et aussi :
double de : LA BAIGNEUSE DE VALPINCON, INGRES, 1808
et encore celle-ci, née de la célébrissime Mona Lisa (qu'on ne présente plus...)
Sur ces images, le photographe suit la ligne du parti pris esthétique, avec une sorte de flegme dirait-on ; parfois même quelque dilettantisme dans l'élégance. On a l'impression que les "règles" que l'on pensait avoir décelées ne sont pas suivies comme on l'attendrait. Ainsi, la photo issue des "Trois Grâces" déroge sur le nombre des personnages et sur la règle qui disait jusqu'ici "un seul regard de face" : et cela sans invention photographique qui résoudrait le "problème" (comme cela se produit dans le déjeuner sur l'herbe par exemple, sur le nombre des personnages). Ou alors, ces règles que l'on pensait avoir décryptées, ne sont que le fruit de l'imagination ? Peut-être qu'on a compris de travers ? Gros doute. (Que veulent dire les "tatouages" ? Servent-ils à signifier une rupture d'époque ? Dans ce cas, ils sont inutiles, celle-ci est évidente d'office. Ils ne disent rien non plus côté YSL. Pas compris...)
Rien non plus n'y milite de manière particulièrement forte pour l'esthétique de la marque, hormis la signature au bas du "tableau photographique". Comme si le photographe jouait la pure citation, créant des clins d'oeil photographiques, minimisant l'invention, et se limitait à mettre en regard la célébrité de la référence picturale et la notoriété de la marque. La campagne s'imite elle-même, et c'est peut-être volontaire : effet de répétition, tactique de top of mind, images destinées à occuper de l'espace en print et à faire acte de présence ? Le propos est maintenu, mais on guette le rebond créatif...
Le voici là, ce rebond :
double de : MADELEINE A LA VEILLEUSE, GEORGES DE LA TOUR, 1630-35
Ici, ce qui est notable, c'est le relatif effacement de la référence constituée par marque, au profit de la référence picturale : dans les couleurs de la photo (reprise de celles du tableau), et dans la conservation de la tête de mort, non signifiante par rapport à YSL (sauf à croire à un signe de "provocation", ce qui me semble improbable, la provocation ou plutôt la transgression dans la communication YSL passant plutôt par la suggestion érotique, par le sensoriel). L'oeuvre est revisitée, certes, mais ses contenus restitués avec minutie: les objets placés sur la table par exemple, même s'ils sont davantage dans l'ombre, sont là. A noter : la tête de mort, en contre plongée sur le tableau, regarde de face sur la photo. Là, s'il y a "trahison", c'est vis-à-vis de la référence YSL (le regard de face venant normalement du modèle habillé YSL...). Il se produit l'inverse de ce qui se produisait dans la revisite du déjeuner sur l'herbe : le tableau réabsorbe la photo. Comme sur l'image ci-dessous ?
double de : LE SOMMEIL, COURBET, 1826
Regardez bien : le photographe a respecté "ses" clés créatives, "sa" règle de substitution et d'inversion des rôles (il y a même surinvertion, l'homme est très androgyne) : mais il a réinséré le sujet clé du tableau, la sexualité, dite par les corps du couple féminin chez Courbet, en explicitant le pli du drap au bout des doigts de la femme. Sur le tableau, le mouvement du drap retenu au bord du lit par la main de la femme laisse entrevoir un sexe féminin qui apparaît comme en trompe l'oeil. Il faut bien regarder pour voir cette chair au creux du matelas, presque cachée à l'oeil non averti par la table de chevet. Certes, c'est très visible, évident : mais seulement quand on a vu... Sur la photo, c'est moins charnel, moins cru, mais pourtant placé plus en évidence et rendu plus explicite, sans effet particulier autre que la disposition du drap. On voit tout de suite. On ne peut pourtant pas dire qu'il y aurait transgression des codes de la marque (comme cela semble être le cas pour la photo précédente) : la sensualité, le plaisir féminin sont dans le territoire de communication YSL (sur les parfums spécifiquement toutefois). Le tableau "reprend ses droits", il absorbe le sens de la photo, mais la photo récupère un signe au profit de son commanditaire. Le partenaire androgyne, qui ne dort pas sur la photo, nous regarde en face ; sa main semble caresser la jambe de la femme aux yeux fermés : dort-elle ? La marque récupère décidément de la sensualité, mais avec une certaine retenue.
Voici maintenant une image qui prend d'autres libertés avec sa source :
double de : VENUS AU MIROIR, VELAZQUEZ, 1649-51
.. et des libertés avec elle-même semble-t-il ! Outre le jeu de transformation vs le tableau, il y a un détail qui a attiré mon attention. La règle du jeu est habituellement de jouer le face à face avec un personnage habillé. Ici, le "remplaçant" de l'angelot baisse les yeux sur son miroir. La femme est de dos : c'est par le truchement de son miroir à elle, qui est censé la refléter, qu'elle nous regarde de face. Sauf que... ce n'est pas elle dans le miroir. Regardez bien le reflet : l'épaule est dans une position plus haute que celle de la femme allongée, la courbe est plus creusée. Il y a autre chose qui me fait penser que le reflet est un troisième personnage sur la photo : je crois reconnaître le visage de Kate Moss, mais le corps du modèle allongé n'est pas celui de Kate Moss. Sur ce point, c'est plus hasardeux : mais la place de l'épaule ne laisse pas de doute. Ici, comme sur le double du "Déjeuner sur l'herbe", le photographe joue avec un reflet ; mais là où on avait un reflet sans miroir, on a maintenant un miroir sans reflet. Ce n'est pas un reflet, ce n'est pas un double, c'est la femme allongée qui est l'avatar sur la photo. Le reflet est le personnage.
Le jeu de la dualité se fait donc à plusieurs niveaux : le tableau et son double, l'interversion des rôles via les jeux de duos et de substitution, la mise en miroir au sein de certaines images. Là où je pensais avoir décelé de "règles du jeu" photographique, des "lois de la série", je me dis maintenant que ces règles se réduisent peut-être à un principe qui guide l'ensemble : faire une double vue.
Voilà qui permettrait peut-être de rattacher à la série cette image, qui pourtant tranche étrangement à première vue :
double de : LE VERROU, FRAGONARD
Les proportions du tableau (mis à part un cadrage resserré), le nombre des protagonistes, la gestuelle et le décor sont scrupuleusement respectés. Il y a, évidemment, inversion des rôles, c'est une contrainte photographique. Mais on retrouve parfaitement le tableau, jusque dans les couleurs et le lumière, qui ne suivent pas les partis pris photographiques de la série. Pourtant, entorse majeure : la charge érotique du Fragonard (regardez bien les formes dessinées par le lity, les oreillers, le rideau sur le tableau...) est inversée. Le couple formé par les modèles évoque une passion quasi religieuse, renvoie à la pieta. Le lit devient sage sur la photo. Tout signe sexuel a disparu. On pourrait penser que la disparition de la charge érotique vient de l'inversion des rôles : pourtant, Sorrenti aurait pu la maintenir, il aurait même renforcé ce jeu d'inversion en le faisant. Là au contraire, il affaiblit, il minimise l'inversion des rôles, et cette "règle" subit une quasi entorse de ce fait. Il y a autre chose : le visage de la femme est baissé, elle ne nous regarde pas. Entorse à la "règle" du regard de face. Et puis, nouveau point de rupture par rapport à la série : la photo est mouvement, alors que les autres images sont immobiles. C'est trop "gros" pour ne pas être totalement délibéré.
En réalité, le jeu de la double vue est parfaitement suivi : Sorrenti crée un double d'un autre genre. Il renverse la passion, il place le curseur émotionnel à l'autre bout de l'échelle des sentiments. Si la femme de la photo ne nous regarde pas, son regard n'en est pas moins visible pour le spectateur : elle regarde intensément, dans une passion intérieure, l'homme qu'elle soutient, son geste relève d'une piété, d'une ferveur attestée par la vivacité et le mouvement de l'image, par l'expression de son visage. La photographie convoque d'autres références picturales, en sous texte, de type religieux, où "passion" prend son autre sens. C'est ici la sémantique de l'image qui trouve son double, son alter ego.
Je vois un point de passage "sémiotique" majeur entre les deux images (en plus de la reprise du décor et des couleurs) : c'est le choix de Kate Moss comme modèle. Kate Moss, icône "sulfureuse", transgressive, qui ici fait écho à l'érotisme transgressif du Fragonard et opère la transgression vis-à-vis de ce tableau. Le choix de Kate Moss n'est certainement pas un hasard. Elle est, au sein de cette photo si pieusement passionnée, la touche de provocation de la marque qui se confronte à l'oeuvre.
Et si on regardait d'encore plus près dans le jeu du dédoublement des signes ? Les oreillers du Verrou de Fragonard, Sorrenti ne les a pas oubliés... Il les a placés dans "son" Olympia. Regardez bien cette Olympia de Manet revisitée, justement : vous voyez le geste de l'homme allongé, qui soulève le drap ? Ce morceau de l'image renvoie au sexe féminin qui se dessine près de la main de la dormeuse dans Le Sommeil de Courbet. Les images de cette campagne YSL ne sont finalement pas si sages et immobiles que ça. Peut-être d'autres signes trouvent-ils leur double au sein de la série... peut-être que d'autres références sont là, qui ne demandent qu'à être trouvées... combien d'autres choses encore à voir ?
Un oeil spécialiste de l'art et de l'image s'est posé sur la série et son double : celui d'Alain Korkos. Nous avons décidé de faire un doublé, sur ce sujet. Allez voir de son côté !